Les sociologues manifestent généralement une certaine réticence à intégrer l’espace dans leurs analyses1 ; il n’y a guère que dans le champs des études urbaines que la relation entre hiérarchies sociales et compétitions pour l’espace physique est relativement bien prise en considération.
Cependant, la ville n’est en définitive que l’un des espaces physiques où se matérialisent les relations sociales ainsi que les hiérarchies de valeurs et de pouvoir. Implicitement, ne s’intéresser aux ordonnancements des hiérarchies sociales et spatiales qu’en milieu urbain, n’est-ce pas reléguer dans la quasi inexistence sociale une part significative de la population ?
Dans un pays comme le Brésil, l’inscription des rapports sociaux dans l’espace se produit dans un contexte historique très spécifique : celui de la conquête des espaces intérieurs à partir des espaces littoraux, qui s’est poursuivie jusque dans la seconde moitié du xxe siècle.
Dans ce contexte, « partager l’espace » prend un sens très particulier. L’existence d’un espace « libre », qui n’est pas totalement approprié ni régi par les mêmes contraintes sociales que l’espace occupé, permet le report hors de l’espace occupé des situations génératrices de conflits. Tant que l’exclusion de certaines catégories sociales de l’espace occupé pouvait s’accompagner, dans les nouveaux territoires, de possibilités réelles de mobilité sociale d’une frange plus ou moins importante de cette population exclue, un certain nombre de graves conflits ont pu être évités et l’équilibre social a été maintenu tant bien que mal.
On peut donc estimer que la disponibilité d’espace a eu un rôle dans la reproduction des inégalités sociales de la société brésilienne ; mais il faut bien entendu immédiatement rappeler que de 1964 à 1985, cette reproduction s’est faite sous le couvert d’un gouvernement militaire. Ce gouvernement a eu une politique contradictoire (que d’aucuns jugent même relativement retorse) à l’encontre des paysans sans terre, pour lesquels ont été conçu en priorité les projets de colonisation en Amazonie. Dans un premier temps, il a donné les pleins pouvoir à l’Institut de Colonisation et de Réforme Agraire pour implanter des projets de colonisation, publics et privés, qui s’adressent en priorité aux agriculteurs familiaux. Puis par la suite, le gouvernement a retiré son appui à cette catégorie pour accorder de nouveau son soutien aux grandes exploitations, créant de nouvelles sources de conflits dans ces espaces neufs et renforçant les compétitions pour l’espace entre les différents acteurs sociaux.
C’est ce que nous examinerons dans la première partie de ce texte. Dans la seconde partie, les résultats d’une recherche menée entre 1994 et 1998 mettront en évidence les pratiques sociales et le rôle de l’effet de lieu (Bourdieu, 1993) dans la différenciation sociale dans cette région de frontière, près de 30 ans après sa création. À partir de ces résultats, nous analyserons les hiérarchies de valeurs exprimées par les acteurs, comme une tentative de donner un sens positif à leur localisation, vécu non plus comme exclusion mais comme refus de la violence réelle et symbolique dont ils étaient victimes dans les grandes métropoles. Enfin, nous évoquerons les tendances récentes et les effets contradictoires qu’elles exercent sur les dynamiques sociales et spatiales de la région.
Le terme a été conceptualisé par Turner en 1893 dans son ouvrage sur la marche vers l’ouest des États-Unis. S’inspirant de la définition de M. Foucher (1988), on peut dire que la frontière est ce qui borde les limites d’un espace social et géographique qui a atteint une certaine cohésion interne et une relative homogénéité politique. Il y a donc un intérieur et un extérieur.
Au-dedans se trouve l’espace construit, connu. Mais cet espace est en même temps marqué par une inertie. L’inertie des structures de l’espace social résulte du fait qu’elles sont inscrites dans un espace physique délimité, sur lequel les catégories sociales dominantes assurent leur hégémonie.
Au-delà se trouve un espace décrété « vierge », où tout est à bâtir. Espace de relégation pour les exclus, d’inconnu, il présente simultanément une face positive excitant l’imaginaire et les projections utopiques.
Dans un pays très marqué par le positivisme (Uztarroz, 1990), cet espace inconnu, relevant du domaine de la nature et non pas de la civilisation, est un espace à dompter et à maîtriser par l’application des sciences et des techniques, notamment d’aménagement.
La frontière renvoie à trois couples d’oppositions structurant pour l’analyse, qui correspondent à des oppositions sociales objectivées dans l’espace physique ; celles-ci tendent à se reproduire dans les esprits et dans le langage, traduisant les catégories de perception qui organisent les lieux selon des valeurs hiérarchisées.
La frontière apparaît d’abord comme une confrontation du « sauvage » ou du « naturel » avec le « domestique » et le « civilisé » ; aborder la frontière sous l’angle de ce couple d’opposition est essentiel pour comprendre une partie de la formation des rapports sociaux dans cet espace – et notamment la négation de l’existence des populations amérindiennes dans les plans de colonisation.
En fait, on ne doit pas concevoir la frontière (ou front pionnier) comme une continuité de la société nationale, mais comme une projection ou une implantation dans un nouvel espace qui tend à reproduire les rapports sociaux et les ségrégations dans l’espace que l’on peut analyser, notamment, en terme de centre et de périphérie.
Il y a un centre, sommet de la hiérarchie nationale qui, localement, est représenté par la ville pionnière et une périphérie qui se présente sous la forme d’un « dégradé » jusqu’aux espaces non-occupés. La frontière est l’extrême périphérie du centre national, mais au sein de la frontière, celui qui habite loin de la ville, aux confins de l’espace occupé, est à la marge de la société locale comme de la société nationale. L’expression commune pour ces gens qui vivent en bout de vicinales des projets de colonisation est « bicho da mata », littéralement, « être ou animal de la forêt ». Ce qui montre bien que l’on se situe dans la frontière entre le domestique et le sauvage, entre le civilisé et le naturel, entre l’humain et le non-humain. Et cette dichotomie représente en soi une violence à l’encontre des populations indigènes, qui évidemment sont classées « hors limites » de l’espace approprié et domestiqué.
Une deuxième opposition marque les formes d’appropriation et de construction des territoires de cette région, c’est l’opposition entre archaïque et moderne.
Etymologiquement, le terme de frontière comporte un sens militaire ; le terme apparaît au xvie siècle comme substantif de « front ». Or, le front fait référence aux troupes de première ligne qui se mettant en bataille pour combattre, font « frontière » (Foucher, op. cit.). Cette origine du mot fait aussi écho au contexte de l’émergence de la frontière amazonienne : c’est principalement à l’époque de la dictature militaire que les grands projets de colonisation sont implantés, et les paysans-pionniers sont représentés comme des « soldats » qui doivent « bâtir le Brésil de demain ».
Ces paysans sont porteurs de la modernité, contre les populations locales, caboclos ou indigènes semi-nomades, qui sont eux qualifiés d’archaïques.
Poussons la métaphore militaire un peu plus loin : en première ligne, on envoie la chair à canon, mais ceux qui remportent le prestige des victoires sont les généraux. Ici aussi, on a d’abord envoyé les paysans sans terre pour occuper en premier l’espace, mais très vite, on a confié la tâche de l’occupation économique « moderne » aux grandes entreprises et aux grands propriétaires terriens pour y développer de l’élevage extensif à grande échelle. Quant aux populations amérindiennes, reléguées au rang de « non-humain » ou renvoyées au monde naturel et sauvage, hors civilisation donc archaïque, elles sont donc ignorées. Rayées mentalement de la carte des planificateurs, ces derniers peuvent se livrer à leurs projections utopiques.
On est encore dans la métaphore militaire avec R. Pebayle (1989), pour qui la frontière est « une légion étrangère », où l’homme a la possibilité de fuir l’aliénation économique, foncière et même affective des sociétés constituées de l’arrière-pays.
La frontière est un lieu de possible redistribution des cartes (Léna, 1986), où les petits paysans peuvent accéder à la propriété, où les pauvres du rural comme de l’urbain peuvent avoir une nouvelle chance. Simultanément, l’existence de cet « au-delà », de cet « ailleurs » désamorce l’urgence de réformes sociales et surtout de la réforme agraire (Ianni, 1974).
La foi dans cet « au-delà » qui porte ces flux de migrants vers le Nord du pays n’abolira pas pour autant les processus de différenciation sociale et de sélection dans ces nouveaux espaces.
Les planificateurs se sont eux-mêmes pris au jeu des projections utopiques. Leurs conceptions allient à la fois un projet de société plus égalitaire, empreintes d’une « modernité » où la raison commande non seulement l’activité scientifique et technique, mais aussi le gouvernement des hommes et l’administration des choses. Le dessin géométrique des parcelles rurales comme urbaines, toutes de taille égale, le soin que les agents de l’Institut de Colonisation mettaient à fournir aux premiers colons des maisons en tout point égal (Moran, 1981), illustre cette volonté d’égalitarisme. De même, l’INCRA se donne pour fonction de « décider des ressources humaines (quantité, qualité et type) nécessaires pour nécessaires pour fonder une communauté capable d'atteindre le but d'un développement optimal sur le plan social, culturel et économique dans les zones rurales." (Camargo, 1973, p. 2) et affiche une conception de la communauté tout à fait instrumentale. La communauté apparaît comme une addition d'individus idéaux qu'il faut sélectionner soigneusement pour qu'ils exploitent les ressources de manière rationnelle ; dans ces conditions, il ne fait pas de doute pour l’INCRA que la région se développe rapidement.
Dès l’origine, l’urbain occupe une place importante. L’INCRA attribue l’échec de certains projets de colonisation justement au manque de structures urbaines suffisamment développées. L’organisme conçoit alors un modèle où une hiérarchie urbaine organise d’emblée le territoire et permet en même de retenir ceux qui ont démontré leur capacité d’entreprise. Un document de 1973 expose l’idéologie sous-jacente à cet aménagement de l’espace : la ville, dans cette conception, occupe une position privilégiée, elle est « le lieu où certains ruraux ont le courage de s’extraire d’une vie primitive pour habiter dans l’environnement civilisé de la ville » (Camargo, op. cit., p. 3). Le projet de colonisation prévoyait ainsi une hiérarchie urbaine, qui allait de l’agrovillage à la ville-pôle régional ; à chaque échelon correspondait un certain nombre de fonctions et de services qui allaient en se complexifiant à mesure que l’on montait dans la hiérarchie urbaine.
Cependant, l’occupation de cet espace neuf correspond véritablement à un mythe créé par le gouvernement militaire de l’époque, selon M. Foucher (1977), dans le sens où la politique sociale qui accompagnait l’ouverture de cet espace neuf aux catégories démunies a fonctionné comme un leurre, destiné à redonner une légitimité au gouvernement militaire, à un moment où les contradictions sociales du « miracle économique » devenaient plus criantes. Or, seule une petite minorité de colons ont été implantés dans la région avec l’aide de l’Etat ; la grande majorité de ceux qui y vivent aujourd’hui sont venus par vagues successives, bien après, et sans l’aide de quiconque sinon d’eux-mêmes. Mais si ces migrants se sont rendus en Amazonie, en dépit de l’absence du soutien de l’Etat, et si le leurre a pu fonctionné, c’est bien parce qu’il correspondait à un mythe ancré profondément dans la société brésilienne, soit « une image simplifiée que des groupes humains élaborent ou acceptent au sujet d’un fait ou d’un individu et qui joue un rôle déterminant dans leur comportement ou leur appréciation » (Dictionnaire Le Robert, 1998). Ce mythe est celui de la terre libre (Le Borgne-David, 1998), d’un « ailleurs » où tout reste encore possible, où l’on peut tout recommencer, dans un éternel renouvellement.
Après la compression des dépenses publiques et le désengagement fédéral de la politique de colonisation agricole à destination des agriculteurs familiaux, se sont installés dans la région un nombre croissant de grands propriétaires-éleveurs, dont la consommation ostentatoire et outrancière d’espace vient marquer de nouveau, dans l’espace amazonien, l’ampleur des distances sociales et des dissymétries de pouvoir entre les différentes catégories sociales brésiliennes. Ainsi s’avère-t-il, démythifiant le mythe, que la société « centrale » qui ne saurait produire à sa périphérie autre chose qu’un double ou qu’un dérivé d’elle-même. Pourtant, ce mythe, en Amazonie, a cessé de fonctionner comme une idéologie occultant la domination ; sans doute parce que l’Amazonie a été la dernière grande frontière, le mythe de la conquête d’un nouvel espace, à la fois physique et social par des catégories sociales dominées, a ouvert une brèche dans l’inertie des structures sociales de la société centrale en laissant croire qu’un autre destin social leur était accessible.
Aussi, l’arrivée des grands propriétaires et marchands de terre n’a-t-elle pas produit une éviction simple des premiers occupants, mais une résistance de ceux-ci, et des espaces occupés principalement par des agriculteurs familiaux ont subsisté. La mobilisation dans l’action collective des acteurs locaux a également contribué à l’émergence d’une identité territoriale locale. Aujourd’hui, ces acteurs jouent un rôle dans le contrôle des modes de production sociale de l’espace, par leur participation aux arènes de négociations ou leur capacité de mobilisation collective lorsqu’ils en sont exclus. Et c’est en ce sens que l’on peut affirmer que ces acteurs locaux, mouvements sociaux ou organisations paysannes, ont transmué la pensée aménagiste et rationaliste des planificateurs en une virtualité historique, où les acteurs collectifs ou individuels, prennent une part active dans l’élaboration de leur devenir.
Dans les projets de colonisation, parmi lesquels celui de la Transamazonienne est l’un des plus célèbres, les migrants provenant de toutes les régions du Brésil ont transformé l’ordonnancement idéalisé de l’espace par les planificateurs, qui devait favorisé des rapports sociaux précis (l’exemplarité des colons du sud auprès des nordestins sans savoir, les relations communautaires).
Des hiérarchisations spatiales et sociales demeurent néanmoins. La ville continue de représenter le sommet local de la hiérarchie des lieux, tandis que la parcelle agricole située en fin de vicinale en est le degré « zéro ». L’espace continue d’inscrire physiquement la production de la différenciation sociale dans ces projets de colonisation. Aussi, les recherches que nous avons menées pendant plusieurs années dans trois localités de la région d’Altamira (sur la Transamazonienne) nous ont-elles conduit à élaborer l’hypothèse que c’est par la mobilité et la construction d’espace de vie multipolaire que les familles d’agriculteurs cherchent à s’assurer une position plus favorable dans l’espace social. Pratiques spatiales et insertion dans l’espace social se trouvent ainsi mis en évidence dans leurs étroites interrelations.
Le concept de multipolarité permet de prendre en considération toutes les dimensions de la vie sociale (travail, loisirs, sociabilité…) pour analyser des modes sociaux d’usage de l’espace. C’est un concept qui, de plus, présente l’avantage de ne pas nécessiter de se restreindre à une approche individuelle, et permet au contraire de prendre en compte le groupe familial et ses différentes configurations.
Cet accent mis sur les modes sociaux d’usage de l’espace dans la construction sociale du territoire est à mettre en relation avec la définition de l’urbanisation adoptée dans ce travail : l’urbanisation est souvent confondue avec la croissance urbaine ou avec des aménagements particuliers. Mais l’urbanisation doit être comprise avant tout, d’un point de vue sociologique, à la fois comme un processus de changement social, et comme une forme particulière d’usages sociaux de l’espace et de rapports sociaux dans l’espace (Rémy et Voyé, 1974)..
Le concept de multipolarité est lui-même le produit d’un va et vient entre observation de terrain et théorie qui ont conduit à trois ruptures :
D’abord, cesser de centrer uniquement sur l’individu et ses pratiques. Les stratégies socio-spatiales n’ont pas une base individuelle, mais familiale. En somme, il s’agit d’introduire la dimension temporelle dans les trajectoires socio-spatiales des individus et des groupes : les trajectoires des individus sont en partie construites sur la base des trajectoires de leurs parents, et sur les attentes (mettant en œuvre des stratégies plus ou moins explicites) vis-à-vis des trajectoires espérées de leurs enfants.
Or, si l’on « décentre » l'attention de l’individu vers la famille, on peut alors saisir les pratiques de mobilité spatiales et leurs logiques sociales. On est ainsi conduit à remettre en cause la notion de résidence comme lieu unique d’inscription dans l’espace.
De plus, on introduit une dimension dynamique. On ne se contente plus de décrire le « lieu » comme « le point de l’espace physique où un agent ou une chose se trouve situé, « a lieu », existe. C’est à dire soit comme localisation, soit, d’une point de vue relationnel, comme position, rang dans un ordre » (Bourdieu, op. cit., p. 160). On aborde les individus non comme des agents mais comme des acteurs qui ont une perception et se forment une représentation des hiérarchies sociales inscrites dans l’espace, et mettent en œuvre des actions qui ont pour but de mieux les situer dans l’espace social à travers l’espace physique. Car divergeant de Bourdieu sur l’approche un peu statique, on le rejoint en revanche sur celui de l’avantage que procure la fréquentation et l’inscription dans l’espace par la résidence, des espaces valorisés socialement.
Dans les localités de la frontière agricole étudiée, pratiquement tous les habitants ont « un pied en ville, un pied à la campagne », que ce soit directement ou par l’intermédiaires des liens familiaux et sociaux qu’ils entretiennent, qu’ils soient agriculteurs, commerçants ou fonctionnaires.2
On reprend ici la typologie élaborée à partir des configurations familiales et spatiales observées.
Type 1 : bipolarité complète : Ici, le groupe familial peut être constitué d’une famille nucléaire ou d’une « cellule souche » et de descendants mariés avec leurs enfants, mais le modèle de l’autorité reste en grande partie patriarcal. Il y a une véritable division géographique du travail, avec des membres exerçant leurs activités en milieu urbain et d’autres dans l’agriculture en milieu rural. Même s’ils deviennent plus autonomes, notamment en ville, les descendants sont toujours disposés à investir dans un projet commun de la famille. Le mode de solidarité apparaît donc relativement centralisé, à la différence du second type.
Type 2 : multipolarité cellulaire : le groupe domestique considéré ici est plus large que la simple famille nucléaire. Il s’agit principalement de fratries, devenues adultes et ayant fondé chacun leur propre foyer, et qui pratiquent une intense solidarité, traduite par des échanges de services et de biens. On prend en considération également le sens des flux et des échanges : ceux qui habitent à la campagne « aident » pas seulement leurs pères et mères en produits agricoles (type 1), mais aussi souvent leurs frères et sœurs. En échange de quoi, ceux qui habitent en ville rendent divers services, notamment l’hébergement des enfants pendant la semaine, lorsque ceux-ci viennent étudier.
Type 3 : bipolarité à dominante urbaine : ce type est constitué en grande partie de commerçants ou de propriétaires plus importants qui se sont enrichis et qui ont médiatisé leur rapport à la terre. La résidence est principalement urbaine pour ce type. S’il existe une maison sur la propriété rurale, elle est conçue comme une villégiature, à moins qu’elle n’héberge les employés chargés d’exploiter la terre à la place du propriétaire. La terre est donc une source de revenus pour ces familles, parfois même la principale source, mais ils disposent d’autres sources de revenus en ville (travail de l’épouse, retraite, etc.). L’essentiel de la vie sociale se déroule en ville, mais au besoin, on ne manquera pas de rappeler cette insertion rurale dans une campagne politique.
Type 4 : bipolarité à dominante rurale : Ici, bien que la résidence soit urbaine, l’activité principale est exercée en milieu rural, parfois en périphérie de la ville, parfois à plus longue distance. Ce type est composé de familles nucléaires dont les enfants sont généralement jeunes. Des revenus urbains complètent l’activité rurale - le salaire de l’épouse ou une autre activité du « père », vécue le plus souvent comme de moindre importance mais permettant la permanence en ville.
Type 5 : monopolarité transitoire : Dans ce cas de figure, la famille est nucléaire ; elle transite entre le milieu rural et urbain au gré des opportunités d’emplois. Sa difficulté à s’enraciner vient de ce qu’elle n’a jamais été propriétaire de ses moyens de production. C’est une situation très précaire, mais le cas étudié dans la thèse montre bien qu’avec le temps, la famille peut arriver à se stabiliser.
Type 6 : monopolarité complète : De type-idéal correspondrait à une famille nucléaire, ne bénéficiant d’aucun réseau de solidarité entre ville et campagne, et qui n’aurait jamais changé de milieu. De fait, ce type est assez difficile à rencontrer, car même les familles les plus éloignées dans la forêt peuvent avoir un parent en ville avec lequel elles peuvent développer un système de solidarité. Par ailleurs, dés lors que cette famille nucléaire est constituée de parents et de leurs descendants, lorsque ces derniers vont grandir, il est possible qu’ils s’établissent dans un milieu différent de celui de leurs parents, maintiennent des liens forts de solidarité, de sorte que le groupe familial pourra alors se rattacher à une autre catégorie de notre typologie.
Ces catégories sont perméables, une famille ne reste pas obligatoirement enfermée dans un type précis mais peut évoluer vers un autre en fonction d’événements dans leur trajectoire ou du cycle de vie familial.
Ces différents types reflètent des différentes modalités de construction de l’espace social familial à travers l’espace physique. L’insertion dans l’espace urbain permet de diversifier ses réseaux sociaux. Cependant, l’insertion dans l’espace rural reste doublement nécessaire. D’une part, étant donné l’étroitesse et la précarité du marché de l’emploi non agricole local, l’activité agricole assure une base matérielle et offre une possibilité de « repli » en cas de perte d’emploi ; la conservation de la parcelle agricole répond donc à une logique sécuritaire. Mais d’autre part, cette logique matérielle et sécuritaire n’est pas la seule qui incite à conserver les liens ruraux soit par l’exploitation agricole, soit par l’entretien des liens sociaux. La double insertion – ou multipolarité – répond aussi à des exigences symboliques, où l’importance relative dans la hiérarchie sociale se mesure à l’étendue des réseaux sociaux entretenus, mobilisable notamment dans les campagnes politiques. De plus, dans ces petites villes issues de la colonisation agricole, la légitimité d’un leader repose largement sur son origine rurale. En quelque sorte, la société locale marque le besoin d’entretenir son « mythe fondateur » en réclamant de ses représentants d’illustrer le parcours idéal, celui du migrant d’origine rurale ou qui a partagé le sort des colons qui ont conquis leurs terres sur la forêt, et qui, par ses qualités particulières et son travail, s’est élevé dans la hiérarchie sociale. La justification par le mythe des inégalités sociales fonctionne ici pleinement, en occultant tous les éléments que tous ne disposent pas des mêmes chances de mobilité sociale.
Les chiffres du dernier recensement (2000) annoncent que le pays dans son ensemble compte aujourd’hui 80% d’urbains. Mais l’Etat du Pará, lui, n’affiche que 67%, principalement en raison de la capitale, Belém ; quant à la région de notre étude, elle compte encore une majorité de ruraux, avec 53%. Sans développer ici les débats existant autour des critères de définition du rural et de l’urbain, on retiendra simplement que ceux-ci contiennent un type de « biais urbain3 », qui d’une certaine manière expriment les valeurs de modernité associée par les classes dominantes à la résidence urbaine. Or, dans la région de front pionnier, même si la ville est expressément recherchée pour avoir accès à une part de cette modernité, notamment à travers les biens publics tels l’éducation et la santé, d’autres hiérarchies de valeur sont exprimées.
Vu du « centre » que constituent les grandes capitales nationales, la frontière n’est pas un lieu enviable : les très grands propriétaires, d’ailleurs, n’y habitent pas. Ils ont leur résidence à Sao Paulo pour les plus riches, ou à Altamira, la capitale régionale, pour les moins importants d’entre eux.
Mais pour toutes les catégories modestes qui sont venues chercher sur le front pionnier une nouvelle chance, des valeurs plus positives sont associées aux lieux. Pour ceux qui disposent d’un certain capital (en particulier culturel), la ville en croissance a offert de véritables opportunités d’ascension sociale. Pour eux, comme pour un bon nombre de migrants, qu’ils soient agriculteurs ou petits commerçants, vivre dans une petite ville de frontière n’est pas vécu uniquement en terme négatif, comme une exclusion sociale que renforcerait l’éloignement de l’espace. Certes, on entendra souvent dire à propos de ces localités qu’elles sont des « bouts du monde », mais sur cette périphérie, pour le moins, ne souffre-t-on pas de la violence des grands centres urbains. Les valeurs de sociabilité et de solidarité y sont couramment valorisées, comme un rempart contre la perte d’identité et l’anomie de la grande ville. Ainsi, une mère témoigne-t-elle de son angoisse de se trouver dans un endroit inconnu, où personne ne la connaîtrait ni ne connaîtrait ses enfants, et où elle vivrait en étrangère. L’anonymat de la grande ville n’est pas un gage de liberté, puisqu’il représente avant tout l’insécurité provoquée par la perte des repères dans l’espace social. Or, c’est dans un espace social précis que se trouvent les ressources (connaissances, relations) qui préservent de l’indigence, qui servent de rempart à une déchéance sociale.
On peut émettre l’hypothèse que l’effet d’homogénéité relative de la composition sociale de ces localités contribue par ailleurs à limiter la distance sociale entre chaque extrême de la hiérarchie sociale dans l’espace physique proche. Ainsi, la distance sociale qui les sépare des catégories les plus élevées s’accompagne également d’une distance physique si grande, qu’elle en atténuer la violence symbolique vécue dans la quotidienneté. Mais n’est-ce pas alors désavouer le rôle censément socialisateur du partage d’un même espace (de Singly, 2000) ?
La société brésilienne a longtemps reporté la question de la coexistence et du partage d’un même espace, du fait de l’existence d’autres espaces, non « incorporés », où diluer les tensions sociales par la mobilité spatiale et sociale. Or, cette logique arrive à épuisement. D’une part parce que l’Amazonie a constitué l’ultime grande frontière et que désormais, rares sont les espaces inappropriés. D’autre part, parce qu’il s’est développé une contestation de cette logique d’exclusion sociale par l’espace, exprimée par des mouvements sociaux, tel que le Mouvement des Sans Terre.
Par ailleurs, la conscience de la finitude de l’espace coïncide avec l’émergence des préoccupations environnementales, particulièrement vives concernant l’Amazonie.
L’épuisement de cette logique de report spatial (et temporel) pourrait conduire à aborder différemment les inégalités sociales dans la société brésilienne. L’union, la coexistence pacifique, peut-elle émerger du fait du partage d’un même espace par tous ? Il semble au contraire pour le moment que toutes les contradictions s’exacerbent, si l’on en juge par l’augmentation de la violence urbaine (chiffres…) et par les logiques ségrégatives de création d’espaces protégés, suscitées par les préoccupations environnementales.
La région étudiée se trouve actuellement prise entre deux fronts opposés : d’une part, la progression de la culture mécanisée du soja qui peut favoriser l’éviction des agriculteurs les plus faibles et d’autre part, la création de « latifundium écologistes », dénoncée par les organisations paysannes locales. On voit bien là que ces espaces sont l’objet de luttes entre différentes catégories sociales, et que ces compétitions résultent du fait que l’espace est désormais limité.