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Synthèse Journée Jeunes chercheurs IcoTEM Partage de l’espace, espaces partagés.

par  Christophe GIBOUT  |  publié en ligne le 5 novembre 2004
   
   

   
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Ma première remarque sera sur le remarquable niveau des interventions et sur le fait qu’il y ait un vrai temps d’exposition et un vrai temps de réflexion, ce qui est plutôt rare dans la plupart des colloques où l’on est plus généralement dans une logique de mise en scène ou de représentation que dans une logique de présentation, de confrontation et de construction du savoir.

En préambule, je voudrais dire aussi qu’intervenir comme cela, en clôture d’une journée aussi dense, n’est pas tout à fait aisé. Donc se risquer à une synthèse me semblait être une gageure un peu impossible, du moins plus qu’aléatoire et présomptueuse. Et, à la limite, si je pouvais m’accommoder du deuxième adjectif, je suis plutôt circonspect face au premier. Dès lors, je vais plutôt me borner à lancer très succinctement quelques pistes, quelques remarques qui me sont venues à l'écoute de vos communications.

J’aborderais successivement six points dans ce propos conclusif : d’abord, les mots pour le dire, ensuite, la question des représentations et des images, la question du proche et du lointain, celle également du savoir ordinaire, celle encore de l’espace du temps et enfin, celle de la production du savoir et de son écriture.

Des mots pour le dire, ce sont des mots ordinaires, néanmoins des mots en représentation dans vos propos comme dans les conversations et les discussions qui les ont suivies et qui les ont précédées. Vous avez - nous avons - utilisé des mots, en apparence, courants. Apparemment donc, il était impossible de soupçonner de quelconques difficultés de compréhension… et cela pourtant n’est peut être pas si sûr qu’il y paraît. Ces mots, en effet, m’ont aussi semblé révélateurs de maux que nous souhaitions interroger ; mots - et maux - que nous subsumions dans notre manière d’être au monde et de l’interroger. Des mots en quelque sorte un peu démoniaques, un peu démocratiques, un peu démographiques… dans la stricte mesure où ils s’organisent en population, où ils s’interpellent les uns les autres, où ils se reproduisent, où ils sont représentatifs d’une population et de sa culture et où, au final, ils participent de l’écriture de ce monde.

Le premier de ces mots, celui qu’on a retrouvé dans toutes les communications, c’est celui d’ « habitant ». Comme l’ont fait remarquer sociologues et géographes au colloque de Cerisy en 2002, ce terme est certes une unité de dénombrement des personnes mais il ne serait se réduire à cette seule dimension comptable, et doit prendre en compte le sens initial chargé d’une dimension sociale et conviviale. Il faut effectivement que l’on s’attarde un peu sur ce qu’implique, en définitive, le fait d’être l’habitant d’un lieu. Et l’habitant c’est d’abord celui qui possède, c’est-à-dire celui qui use à sa convenance, celui qui a usage de ce lieu. En cela l’habit, l’habituel et l’habitude sont consubstantiels à l’habitant. C’est l’ensemble de son avoir personnel qui nous faut dès lors questionner. Comme sans doute, il nous faut l’associer plus avant au terme d’habitus (je signalerai au passage qu’en latin habitus c’est habitant) dans le sens où il impose un usage codifié et normalisé des lieux pour que le fonctionnement social soit correct c’est-à-dire supportable par tous.

Deuxième couple de mot qui est revenu régulièrement celui d’ « acteur » et d’ « usager ». Ces deux mots reflètent, de mon point de vue, une approche assez techniciste du monde social. Par analogie à l’habitant est-ce que l’on ne pourrait d'ailleurs pas dire l’actant ? Et très simplement dans une acception réduite à sa plus simple expression, ce dernier serait celui qui agit sans nécessairement tenir un rôle d’organisation et ou de création. L’usager, pour sa part, a bien un droit d’usage et peut être aussi un devoir. Il faudrait questionner plus avant cette idée du devoir et du droit d’usage, mais du droit d’usage réel, au sens où il ne lui est guère contesté sauf parfois en termes de partage. Ce dernier droit d’usage donc ne fait-il pas de l’usager d’abord une sorte de consommateur passif ? On en a eu parfois l’impression dans certaine communication. En tout cas, du consommateur à l'acteur ou l’actant, il apparaît bien aisé à manipuler, il est largement captif de son environnement.

Troisième série de mots qui sont revenus très régulièrement : « espace » et « lieu » forment un duo très intéressant entre un terme dit et un non-dit, entre un terme assumé et un autre oublié selon la communication alors même qu’il apparaît qu’ils sont si interdépendants. Le lieu apparaît comme l’ordre sur lequel des éléments sont distribués dans des rapports de coexistence. Les éléments considérés sont les uns à côté des autres, chacun situé en un endroit propre et distinct qui le définit. Un lieu est donc une configuration instantanée de positions indiquant une stabilité. À l’opposé, l’espace semble jaillir dès que surgissent la direction, la vitesse, le temps. L’espace apparaît dès lors comme un croisement de mobiles qui prend sens dans l’action qui se déploie. Et comme le dit Michel de Certeau, « l’espace serait au lieu ce que devient le mot quand il est parlé. Il n’est ni univoque, ni stable, ni propre, en somme l’espace est un lieu pratiqué. »

On pourrait très largement décliner ses remarques sur quelques autres termes clefs qui nous rassemblent ou au contraire qui nous différencient les uns par rapport aux autres, les communications les unes par rapport aux autres. On pourrait également y adjoindre à l’envie des termes qui, étrangement, sont absents ou peu présents dans les présentations que vous avez faites. On peut penser en vrac aux questions de la frontière, du territoire, de l’environnement, de l’altérité ou encore de la publicité au sens d’Habermas, qui sont autant de notions et de concepts dont il faudrait aussi délier le fil d’une réflexion et voir comment. Mais je suis un peu pris par le temps, on va donc passer au point suivant : La question des représentations et des images.

À cet égard, il se trouve que je parcourais récemment le dernier numéro de la revue L’Homme qui s’intitule "images et anthropologie" (n°165, janvier 2003). Il nous invitait à renouer avec les écrits du critique d'art allemand du XIXème siècle Aby Warburg et notamment avec sa notion de "pathos formel" qui permet de comprendre pourquoi on est ému et on entre en interaction avec un environnement. Et je pense bien là, que tous autant que vous êtes, dans l'espace temps de votre recherche, vous êtes dans cette posture fascinatoire ou tout du moins admirative devant votre objet. En effet, selon Warburg, une image émouvante va provoquer chez les spectateurs un processus cathartique qui réactualise sur l’instant un ensemble complexe de représentations collectives, de mythes, de rites et de récits. Dès lors, il appartient au travail scientifique de relever ces représentations, de les repérer, de les comprendre pour mieux en saisir la forme et la force. Ces images-formes sont, en quelque sorte, un langage capable tant de stimuler la pensée que de catalyser les émotions et, comme tel, elles permettent de saisir ce que Carlo Severi appelle une "chimère" c’est-à-dire un ensemble de traits caractéristiques et de liens qui permet d’intensifier le processus de mémorisation et la construction d’une identité et d’une culture commune.

Troisième point, la question du proche et du lointain, et de comment les aborder ? Dans l’ensemble de vos travaux transparaît cette question de la pratique de la recherche, de son éthique et de son re-penser. En réalité ce qui sourd dans ces réflexions est bien la question de la distance à l’objet, de sa délicatesse et de sa complexité, distance où, j’en convient d’ailleurs aisément, la difficulté est encore accrue dès lors que le terrain est proche. Il ne s’agit évidemment pas de penser la proximité en termes géographiques de distance physique. Même s’il y a là, dans le donné géographique et matériel, une part réelle de vérité dans l'impossibilité d’appréhender pleinement un terrain, il s'agit plutôt de considérer ici la difficulté née de la distance affective, culturelle et sociale.

Dans un ouvrage collectif récent dirigé par Christian Ghasarian et intitulé De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux (Paris : A. Colin, 2002), plusieurs chercheurs nous invitent à repenser ces questions sur un mode qui me semble pertinent pour nous tous. Souvent confrontés à des situations ambigües et déstabilisantes, il leur faut justifier leur statut de chercheur, penser différemment leur type de participation à l’item questionné (la logique d’insider ou d’outsider), assumer l’écart entre leur professionnalité et leur morale, apprendre à gérer leur subjectivité et leurs émotions. Que nous le voulions ou non, nous avons aujourd’hui à assumer une démarche scientifique non-conventionnelle où le positivisme et l’absence de réflexivité sont mis à mal. Les questions qui ont été soulevées aujourd’hui, à l’instar de bien d’autres d’ailleurs, posent avec combien d’acuité cette question de la distance au sujet et nous obligent à assumer une posture moins aristocratique, une posture de moindre certitude intellectuelle, à gérer une altérité proche dans laquelle la neutralité dégagée et la distance à l’autre et à l’objet ne sont point aisées. Pour reprendre les propos de Jérôme Souty (Sciences Humaines, n°139, juin 2003, p.56), on peut dire que la réflexivité postule, à juste titre, que les chercheurs prennent en compte, désormais, leur propre conditionnement culturel, les formes les plus sémiotiques et cognitives qui nous animent. Pour cela, François Laplantine appelle de ses vœux une anthropologie fragile, et on pourrait d’ailleurs décliner l’adjectif aux autres sciences humaines et sociales. Une anthropologie "fragile sur un mode mineur" capable de se remettre en cause, relevant de la pensée métisse (Horton, R. et al.. Paris : Puf, 1990) et multipliant, ainsi que vous le faites déjà fort bien d’ailleurs, les approches, ainsi que les styles d’écriture et les sujets d’écriture. Cette "pensée métisse", cette attention aux savoirs ordinaires, voici aussi un autre point qu'il m’a semblé devoir faire résonner (raisonner ?) rapidement, tant il me paraît à la fois possiblement transversal à vos travaux et surtout plus que nécessaire à prendre en compte dans la perspective de la journée qui nous réunit.

Donc, quatrième point, la question des savoirs ordinaires. En effet, nombre de vos travaux font un appel à l’attention envers cette intelligence du quotidien réhabilité sous de multiples formes. À l’instar des travaux de Lévi-Strauss sur "La pensée sauvage" (Paris : Plon, 1962), vous essayez bien de montrer que cette intelligence, loin d’être prélogique, est aussi rationnelle que la pensée scientifique occidentale. Seuls les buts ne sont pas les mêmes, puisque cette connaissance ne vise pas seulement et d’abord des finalités pratiques, mais qu’elle construit un ordre, fut-il provisoire, avec des éléments disparates et au final efficace. Cela s’inscrit aussi et finalement dans la continuité des études en ethnométhodologie de Garfinkel, lorsqu’il prête attention aux procédures employées au quotidien pour penser et agir. C’est dans cette direction que, très largement, vous allez, que ce soit dans une perspective plus historique, dans une perspective plus géographique ou anthropologique et sociologique. Arrêter de considérer l’homme de la rue comme un « idiot culturel », n’impliquant que des routines mentales et des schémas culturels qui lui ont été impliqué, considérer avec toujours plus d’attention sa capacité à mobiliser des connaissances, sa réflexivité, sa "racontabilité" (accountability) et son indexibilité, pour faire preuve de détournement et générer une action efficace. Voilà, me semble-t-il des pistes que vous avez su parfaitement explorer… Nous ne sommes pas loin des travaux de Jack Goody sur les vertus de l’intervention profane, dans la remise en cause du partage entre science confinée et savoir profane, pas moins loin de ceux de Michel de Certeau sur les « arts de faire » qui avaient été mobilisés tout à l’heure. Cette capacité d’invention du quotidien, par le biais du braconnage et de multiple petites combines, manifeste l’aptitude à s’approprier un objet, un produit, un lieu comme on l’entend, ni passif, ni consommateur spectateur, ni aliéné. Il y a là, dans ces savoirs d’action, ces savoirs populaires, cette attention aux petites choses, un champ considérable dont vous nous avez aujourd’hui largement fait entrevoir les possibilités.

Cinquième point, la question de l’espace et du temps et leur relation. Là encore, cette question apparaît largement transversale dans vos propos. D’autant plus transversale, que paradoxalement, elle est, à l’exception des deux premières communications, souvent de l’ordre du non-dit. Dès lors, elle apparaît comme un symbole, au sens premier du terme, dans son acception et dans son étymologie grecque c’est-à-dire comme ce qui par cette absence signifie sa présence. Pour en revenir à notre propos sur la question de l’espace et du temps, il apparaît que la mobilisation de Michel de Certeau (L'invention du quotidien, vol. 1, Paris : Gallimard, 1980) est ici, encore une fois, pertinente. Le temps y est l’entre-deux de l’espace dans une suite paradigmatique ou dans la composition de lieu initial, le monde de la mémoire intervient au même moment et produit des modifications de l’espace. Ainsi, la suite a pour commencement et pour fin une organisation spatiale et le temps est l’entre-deux qui produit, génère le passage d’un état des lieux au suivant. Cette dialectique est d’autant plus intéressante à pousser, que comme le temps est l’entre-deux de l’espace, l’espace m'apparaît aussi possiblement comme un entre-deux du temps, c'est-à-dire la distance matérialisée et/ou symbolique nécessaire au passage d’un temps vers un autre. De ce point de vue, je crois que l'espace devient générateur du kaïros c’est-à-dire du moment opportun.

Enfin, en conclusion, je me risquerai à quelques remarques autour de la question du savoir et au final de son écriture. Deux temps donc, deux temps à aborder successivement pour tenter d'en mieux saisir le lien et la succession. D’une part, je ferai un appel à la distance et un retour sur le savoir, qui m’a semblé présent dans beaucoup de vos contributions, et d’autre part, je proposerai une remarque sur l’écriture, ses sens et son essence.

Ce qui vient d’être dit, assez imparfaitement d’ailleurs, sans vraie originalité, j’en conviens - mais c’est aussi l’exercice de style imposé d’une synthèse - n’a comme seul objet que de convier l’auditeur à ne pas regarder le doigt quand celui-ci montre la lune. Ces paroles ne veulent qu'inciter les jeunes chercheurs que nous sommes à rester vigilants; à ne pas se perdre au jeu de cours et au jeu de discours, à préserver son esprit critique.

Mobiliser Michel Foucault m’apparaît ici plus qu’opportun. Dans L’archéologie du savoir  (Paris : Gallimard, 1969), il nous dit que, je cite : « le problème se pose de savoir si l’unité d’un discours n’est pas faite plutôt que par la permanence et la singularité d’un objet, par l’espace où les divers objets se profilent et continûment se transforment. Cet appel à considération pour l’espace et les transformations qui s’y réfèrent est évidemment à prendre en compte. » Il poursuit, en écrivant, je cite toujours : « Un savoir, c’est ce dont on peut parler dans une pratique discursive qui se trouve par-là justifiée. Un savoir, c’est aussi l’espace dans lequel le sujet peut prendre position pour parler des objets auxquels il a affaire dans son discours. Un savoir c’est aussi le champ de coordination et de subordination des énoncés où les concepts apparaissent, se définissent, s’appliquent et se transforme. Enfin, un savoir se définit par les possibilités d’utilisation et d’appropriation offertes par le discours. » C’est pourquoi nous ne pouvons encore une fois (mais comme cela aussi a été dit dans certains de vos propos) que nous distancier de ce qui a été dit et nous encourager plus avant à passer à l’acte d’écriture, à produire un être ensemble et au-delà à ne pas avoir peur de nous raconter des histoires, de nous faire rêver, de nous conduire par les chemins de traverse sur les routes du savoir. Le géographe Armand Frémont, l’inventeur de la notion d’espace vécu, dans les années 70, ne dit pas autre chose, dans son dernier ouvrage intitulé Les baskets de Charlotte Corday (Paris : Flammarion, 2003) - donc déjà un titre tout à fait évocateur - lorsqu’il suggère que c’est dans cet instantané d’existence ordinaire, dans cette poétique de la description de ces lieux fréquentés au quotidien, de ces lieux porteurs de valeurs et de représentations communes, dans cette porosité entre la science et la littérature qu’éclate au grand jour la possibilité scientifique. Cette porosité entre science et littérature est révélée dans une des nouvelles de cet ouvrage, nouvelle qui s’appelle "Le grand herbage" et dans lequel l’auteur écrit, je cite : « Le géographe, lorsqu’il observe le grand herbage, et qu'il tente d'en reconstituer l’histoire, ne sait pas très bien s’il imagine une sorte de roman ou s’il traite la nature et les hommes qu’il analyse selon la raison d’une science exacte. Il a opté pour la raison. Mais il n’oublie jamais le roman de la terre ».

Je vous remercie pour votre attention.


   
   

   
 
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GIBOUT Christophe  (2004). "Synthèse Journée Jeunes chercheurs IcoTEM Partage de l’espace, espaces partagés.". Actes de la Journée d'étude des Jeunes Chercheurs ICoTEM. Poitiers, mai 2003.

Accessible en ligne à l'URL :
http://edel.univ-poitiers.fr/partesp/document.php?id=72
   

 

   

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LES AUTEURS
Christophe GIBOUT

Maître de Conférences en STAPS – Sciences sociales, Université du Littoral – Côte d’Opale. Sociologue au laboratoire ICoTEM, E.A. 2252, MSHS de Poitiers

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